Le XIXe siècle a cru au dogme du progrès scientifique illimité. Lord Kelvin, grand thermodynamicien s’il en fut, déclarait en 1900 avec assurance : « La physique n’a plus rien à découvrir, il ne reste qu’à affiner les mesures. » La « Vérité » semblait à portée d’instruments.
Le XXe siècle débuta en rebattant toutes les cartes avec ses deux révolutions, la relativité qui ôte au temps son caractère d’absolu et la mécanique quantique qui introduit l’indéterminisme dans les prédictions. Au cours du dernier siècle la connaissance progressa à pas de géant : nous voyons aujourd’hui des détails de la matière 100 millions de fois plus fins, et nous sondons un Univers 100 millions de fois plus profond, qu’au temps de Kelvin.
Toutes ces avancées reposent sur une analyse scientifique des phénomènes naturels fondée sur l’objectivité. Le credo de base est que le monde existe indépendamment de nos sens, les convictions personnelles sont bannies et l’expérimentation se charge de vérifier toutes les prédictions d’une théorie afin de la valider. Pourtant, il existe des bornes à notre désir de connaissance rationnelle complète.
Une première limite vient du cerveau humain lui-même, ce dont les philosophes nous ont avertis depuis longtemps.
« Ainsi, en poussant les recherches, on arrive à des mots primitifs qu’on ne peut plus définir… C’est ce que la géométrie nous enseigne parfaitement. Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables parce que ces termes désignent si naturellement les choses… que l’éclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction. » (Blaise Pascal, « De l’esprit géométrique et de l’art de persuader », vers 1658)
Cela rappelle la réflexion de Saint Augustin qui écrivit dans ses Confessions, dès l’an 400 : « Si on ne me le demande pas, je sais ce qu’est le temps ; si on me le demande, je ne sais plus. »
Ainsi la science manipule quantité de grandeurs telles que masse, force, énergie, charge… qu’elle relie par des lois, mais les fondations demeurent inexpliquées. C’est un paradoxe de constater que la physique réussit à utiliser les grandeurs secondaires sans définir ses principaux objets : espace et temps.
Les arguments de vérités primitives à accepter sans démonstration trouvent leur couronnement rationnel dans le théorème mathématique « d’incomplétude » découvert dans les années 1930 par le logicien Kurt Goedel. Ce dernier montra qu’il est impossible de prouver la non-contradiction d’un système mathématique logique à l’aide des seuls moyens offerts par le système.
Autrement dit, aucun ensemble ne peut définir sa propre structure, il faut admettre des propositions qu’on ne saura ni infirmer ni confirmer. Cela rejoint Spinoza qui avertissait que les efforts pour comprendre le fonctionnement du cerveau sont voués à l’échec ; un fou ne sait pas qu’il est fou.
C’est aussi l’intuition de Karl Jaspers qui dit vers 1950 : « L’homme ne peut saisir la totalité puisqu’il est à l’intérieur de cette totalité. » Comme au jeu des chaises musicales, les arguments tournent en rond et toujours l’un d’entre eux ne cadre pas avec les postulats de départ.
Une autre limitation à la rationalité vient de l’interférence procédant du chercheur. En mécanique quantique, on apprend que l’observateur influence le résultat car pour mesurer il faut manipuler, ce qui perturbe le système sous examen.
Mais il y a plus. Un résultat brut n’est jamais définitif, il faut le corriger des limitations venant de l’instrument, ce qu’on nomme les erreurs systématiques. Pour comparer les données d’une mesure à une hypothèse, les physiciens ont développé la technique du Monte Carlo, nom qui évoque bien sûr le jeu de roulette. Il s’agit d’une simulation informatique du problème envisagé qui met à l’épreuve les modèles possibles grâce à un programme d’ordinateur où entrent toutes les grandeurs recherchées, par exemple masse du boson de Higgs ou vitesse d’expansion de l’Univers. C’est une mise en scène moderne de l’allégorie des ombres perçues dans la caverne de Platon : les signaux recueillis (les « ombres » détectées dans l’ordinateur) demandent interprétation. Si le résultat de la simulation n’est pas en accord avec les données, on ajuste le modèle d’entrée et c’est le physicien qui décide en dernier ressort quand l’analyse est à point, enfreignant ainsi la pure objectivité.
Max Planck, le père des quanta, avait déjà souligné cet écueil :
« Une mesure ne reçoit son sens physique qu’en vertu d’une interprétation qui est le fait de la théorie… Les résultats ne sont utilisables qu’après avoir subi nombre de corrections dont le calcul est déduit d’une hypothèse. » (Initiation à la physique, 1941)
Bien des annonces erronées, par exemple des masses non nulles attribuées aux neutrinos, proviennent d’une analyse qu’un chercheur trop pressé arrêta sans aller jusqu’au bout des corrections. Dans une telle situation, il faut attendre une nouvelle expérience plus précise pour corriger la faute.
Les lois physiques tentent de former une image objective de la réalité du monde, mais la science est une création de l’intelligence humaine – d’où le soupçon de subjectivité qui s’introduit nécessairement dans le processus, ne serait-ce que par le choix de comités bien humains qui décident des recherches prioritaires.
Il existe d’ailleurs un problème de base : étant un idéal en devenir, le savoir progresse vers un état inconnu. Les autres activités humaines sont guidées vers un but, il n’en est pas ainsi pour la recherche fondamentale. Nous ne connaissons pas à l’avance le résultat d’une expérience. Or un but indéfini ne peut diriger sûrement une action et la science progresse selon un mouvement brownien, c’est-à-dire guidé par le hasard. Mais ce hasard n’est aléatoire que pour nous puisque le but est inscrit dans la Nature.
Avec les développements récents, une nouvelle limitation de la connaissance devient plus sensible. La physique contemporaine bute aujourd’hui contre le mur du gigantisme expérimental. Le boson de Higgs, dont l’idée remonte aux années 1960, a exigé le travail continu de milliers de chercheurs avant sa découverte en 2012. La prochaine étape d’élémentarité prédite par certaines théories, comme la théorie des cordes, demanderait la réalisation d’un accélérateur ayant la taille de la galaxie puisque pour voir plus petit il faut bénéficier d’une énergie plus élevée. Mission impossible ! La connaissance aux extrêmes progresse de plus en plus laborieusement. Nous approchons asymptotiquement du savoir ultime, or l’asymptote est par définition une limite qu’on n’atteint jamais.
De leur côté, les théoriciens ne connaissent pas de contraintes, ils continuent à imaginer des hypothèses pour expliquer les énigmes du jour. Cela amène à une situation nouvelle. Certains critiquaient la science pour son dogmatisme rigide, elle qui assène les vérités qu’on ne peut réfuter. Elle devient plus débonnaire, laissant chacun choisir parmi des modèles qui tentent d’expliquer les phénomènes ultimes. L’existence d’une infinité d’Univers proposée depuis peu devient affaire de croyance, puisque l’expérience ne pourra probablement jamais la confirmer. Une théorie scientifique, c’est-à-dire une représentation en langage mathématique d’une loi imaginée à partir d’observations, doit être falsifiable. Si l’expérience ne peut valider ses prédictions, elle reste une spéculation.
Malgré ces bornes réelles, l’homme, ce « milieu entre rien et tout » selon la percutante formule de Pascal, a réussi par son intelligence à domestiquer le monde depuis l’échelle des particules élémentaires jusqu’à celle de l’Univers global. Einstein a dit : « le plus incompréhensible est que le monde est compréhensible. » Certes, mais l’est-il entièrement ? La mécanique quantique nous présente une réalité qui transcende notre compréhension. En dépit de l’aiguillon constant de la curiosité qui nous impose le devoir de connaître, le savoir rationnel ne nous sera pas totalement accessible, alors laissons Descartes nous réconforter en acceptant nos limites :
« Il le [physicien géomètre] démontrera que ce qu’il cherche dépasse les bornes de l’intelligence humaine, et par suite il ne s’en croira pas plus ignorant, parce que ce résultat n’est pas une moindre science que la connaissance de quoi que ce soit d’autre. » (René Descartes, Discours de la méthode, 1637)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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